Au pays de Don Quichotte, oliviers contre minerai
Le sol d’un village espagnol regorgerait de terres rares, des métaux stratégiques. La population est divisée
REPORTAGE torrenueva (castillela
manche) - envoyée spéciale
A Torrenueva, la monazite
a semé la zizanie.
Dans cette bourgade de
Castille-La Manche,
dans le centre de l’Espagne, personne
pourtant n’avait entendu
parler de ce minerai dont on extrait
des terres rares, ces éléments
indispensables à la fabrication de
produits de haute technologie. Les
seules terres que l’on connaissait
étaient les champs d’oliviers, de vignes
et de céréales qui font vivre le
village. Jusqu’au jour où le projet
de Quantum, une petite société
minière basée à Madrid, est venu
troubler le calme des 3 000 habitants
de la localité.
Selon Quantum, Torrenueva et le
village voisin de Torre de Juan
Abad regorgent de néodyme, une
terre rare qui s’extrait de la monazite
et qui sert à fabriquer des
aimants permanents (notamment
des moteurs électriques et
des haut-parleurs miniatures).
En 2014, la société avait effectué
des forages préliminaires dans les
champs d’une centaine de petits
agriculteurs à qui elle a parlé
d’acheter ou de louer leurs terres à
bon prix. Quantum estime qu’elle
pourrait extraire trois kilos de monazite
pour chaque tonne de terre
du gisement. Un enjeu commercial
et géopolitique de taille alors
que la production de terres rares
est contrôlée à plus de 90 % par la
Chine et qu’il n’existe aucune exploitation
en Europe.
Propriétés exceptionnelles
Depuis cette prospection, « cela
ne va plus du tout », se plaint le
maire de Torrenueva, Leon Fernandez,
66 ans, en poste depuis
mai 2015. « Si j’avais su que cette
histoire allait s’envenimer à ce
point, je serais resté chez moi », se
lamente-t-il. D’autant que sa propre
formation politique, le Parti
socialiste, s’oppose férocement
au projet minier, alors que lui,
tout comme la région de Castille-La
Manche, y était plutôt favorable.
Il y voyait une source
d’emplois (une centaine) dans un
village où 10 % de la population
est au chômage. Mais maintenant,
il fera « ce que les habitants
[lui] demanderont ».
Une population qui a d’abord dû
apprendre ce qu’étaient les terres
rares, cet ensemble de dix-sept élé-
ments métalliques aux propriétés
exceptionnelles que l’on retrouve
dans les smartphones, les ordinateurs,
les ampoules fluocompactes,
les éoliennes… Problème : elles
sont difficilement substituables et
leur extraction ainsi que leur traitement
peuvent produire des dé-
chets toxiques.
Les villageois se plaignent de ne
pas avoir été informés des intentions
de Quantum qu’ils accusent
d’avoir négocié en secret avec les
propriétaires. Ils ont constitué une
associationSí a la Tierra Viva(« Oui
à la terre vivante ») qui a réussi
à mobiliser la plupart des habitants
contre la société minière
malgré les rencontres que cette
dernière a organisées pour expliquer
son projet. « Ici, nous sommes
tous un peu Sancho Pança [l’écuyer
dans Don Quichotte, roman de
Miguel de Cervantès], plutôt terre à
terre, mais c’est Don Quichotte que
nous voulons réveiller chez nos concitoyens
», dit Raquel Lopez, une
des responsables de la plate-forme.
A Torrenueva, impossible
d’échapper au noble hidalgo. Le village
se situe sur « l’antique et célè-
bre plaine de Montiel » où commencent
les aventures du héros de
Cervantès. Patrimoine culturel,
donc, mais aussi écologique. Or le
gisement se trouve entre deux
zones de protection pour les
oiseaux, incluses dans le réseau
écologique européen Natura 2000.
Sans parler des répercussions
économiques. Diverses appellations
d’origine contrôlée protè-
gent le vin (valdepeñas) et le fromage
(manchego) de la région.
« Personne ne voudra acheter nos
produits si nous avons une mine
dans les parages », s’inquiète
Pablo Vivar, responsable de la
coopérative agricole locale. A Torrenueva,
la production d’huile
d’olive aurait ainsi rapporté plus
de dix millions d’euros en 2015.
« Semer le doute »
Dans cette zone aride, Quantum a
demandé à explorer les eaux souterraines
dont elle aurait besoin
pour effectuer un premier triage
sur place et récupérer la monazite.
Les agriculteurs s’y opposent de fa-
çon virulente. « Si l’on trouve de
l’eau, nous devrions en profiter en
premier », réclame M. Vivar.
Dans ce contexte tendu, « ceux
qui sont d’accord avec le projet pré-
fèrent ne rien dire », affirme le
maire, qui reproche à l’association
« d’avoir fait peur aux habitants,
surtout aux personnes âgées, en disant
que le gisement était radioactif
et pouvait provoquer des cancers
». José Guzman, l’un de ses
porte-parole, s’en défend : « Notre
rôle est de semer le doute et de poser
des questions gênantes.»
Quantum soutient que « Matamulas
» (le nom du site, littéralement
« qui tue les mules » car le sol
est plein de pierres) n’aura que peu
d’impact sur l’environnement. Le
gisement, assure la société, n’a
qu’une très faible teneur en thorium,
un élément radioactif que
contient la monazite. Cette dernière,
qui a la forme de petites lentilles,
se trouve en surface. Il ne
faudrait donc creuser qu’à une très
faible profondeur, environ trois
mètres, sur 300 hectares.
« Ce genre d’exploitation est très
simple et ne pollue pas », affirme le
directeur de projets de Quantum,
Enrique Burkhalter. La terre, sans
monazite, serait remise en place,
permettant à nouveau les cultures.
Coût de l’investissement :
30 millions d’euros, pour une production
d’environ 1 500 tonnes de
terres rares par an.
Selon la société minière, le jeu en
vaut la chandelle. « La Chine est le
premier producteur de terres rares
mais aussi le premier consommateur.
Nous pensons qu’elle devra
bientôt en importer, ce qui nous
permettrait d’être compétitifs », estime
M. Burkhalter, qui mise sur
un « appétit démesuré » pour ces
matériaux. La demande mondiale,
en particulier pour les aimants
permanents, devrait en effet croî-
tre de 6 % à 8 % par an d’ici à 2020,
selon le Bureau de recherches géologiques
et minières (BRGM).
Reste que le marché des terres
rares est très opaque. Il n’y a pas de
cotation publique, les prix étant
établis par négociations directes
entre sociétés. La production
mondiale aurait atteint 143 000
tonnes en 2014, pour une valeur
de 3,4 milliards de dollars (3 milliards
d’euros), d’après les estimations
du BRGM.
Mais rien en Europe.
« Les projets miniers – notamment
en Suède et au Groenland
– qui avaient émergé lors de la
flambée des prix de 2011 ont été mis
en veilleuse, ne mobilisant plus de
financements », explique JeanFrançois
Labbé, de l’observatoire
des géoressources du BRGM.
En Espagne, Quantum n’est pas
au bout de ses peines. La société
doit présenter un rapport d’impact
environnemental aux autorités
de Castille-La Manche avant la
fin de l’année. « Nous savons que le
processus sera long », reconnaît
M. Burkhalter, qui espère commencer
à exploiter le gisement à
ciel ouvert en 2019.
C’est loin d’être gagné. Emilio
Flores est un des propriétaires qui
a permis à Quantum de faire des
sondages sur ses terres. « Il ne
s’agissait que de quelques trous »,
explique l’agriculteur. Mais quand
il regarde les champs d’oliviers hé-
rités de son grand-père, il sait qu’il
ne vendra pas. « Je ne peux pas dé-
raciner ce que ma famille a planté il
y a plus de cent ans, assure-t-il. L’industrie
minière, ça commence toujours
avec des belles promesses et
ça finit souvent très mal. »
ISABELLE PIQUER
0 comentarios :
Publicar un comentario